IMPACT DU GEL DE L’AIDE AMÉRICAINE AU DÉVELOPPEMENT #
INTRODUCTION #
Le couperet est tombé le 20 janvier 2025. Par décret présidentiel, l’administration Trump a sifflé la fin (temporaire, nous dit-on, pour 90 jours de “réévaluation” cynique) de l’aide étrangère américaine, notamment via l’USAID. Une onde de choc, un véritable séisme dont les répliques secouent déjà violemment les organisations internationales, nos ONG partenaires sur le terrain, et surtout, les populations les plus vulnérables.
Cette décision brutale, dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences, vient percuter de plein fouet la réflexion que l’IRED a justement initiée sur l’autonomie financière des organisations de developpement en Afrique. Quelle ironie tragique !
Alors que nous cherchons les voies de l’indépendance, la démonstration de notre extrême vulnérabilité nous est assénée de la manière la plus brutale qui soit.
Il nous a semblé crucial de revenir sur les faits rapportés, non pas pour s’apitoyer, mais pour analyser à chaud les conséquences désastreuses de cette dépendance et renforcer notre conviction qu’il faut impérativement changer de cap. Nous nous attarderont sur l’arrêt brutal qui s’apparente à une manœuvre politique, puis sur le coût humain effroyable de cette décision. Nous évoquerons ensuite comment l’avenir même de nos actions est pris en otage, avant de souligner l’illusion d’une compensation facile et la confirmation d’une crise systémique plus profonde .
1- L’ARRÊT BRUTAL : QUAND L’AIDE DEVIENT UNE ARME POLITIQUE #
Ne nous y trompons pas, ce gel n’est pas une simple pause administrative. C’est un arrêt immédiat, une mise à mort programmée de nombreuses activités. Du jour au lendemain, des subventions sont suspendues, des contrats résiliés. Des organisations sont étranglées financièrement et contraintes de baisser le rideau en urgence.
La suspension de l’aide a entraîné un arrêt immédiat des nouvelles dépenses et la suspension, voire la résiliation, des subventions et contrats existants.
Des organisations ont été contraintes de cesser leurs activités en urgence, comme une clinique pour hommes LGBTQI+ en Afrique du Sud offrant un traitement complet contre le VIH, financée par l’USAID et le PEPFAR : “nous avons reçu un avis d’arrêt des travaux en janvier nous l’avons donc activé et commencé à le communiquer au personnel”.
Le Programme Alimentaire Mondial (PAM) a également dû fermer son bureau d’Afrique australe en raison des contraintes financières liées aux coupes budgétaires américaines.
Action Contre la Faim (ACF) a dû fermer 50 projets d’aide vitale, avec des conséquences dramatiques en termes de traitement de la malnutrition infantile : “avec ce n’est plus une suspension c’est un arrêt complet de ces financement américains nous sommes obligés de tout arrêter”.
L’exemple de cette clinique pour hommes LGBTQI+ en Afrique du Sud, offrant un traitement vital contre le VIH grâce à l’USAID/PEPFAR, est révoltant : “‘nous avons reçu un avis d’arrêt des travaux en janvier […] nous l’avons donc activé…'” . L’arrêt est immédiat, sans préavis, sans considération pour les vies en jeu. Le Programme Alimentaire Mondial lui-même ferme son bureau d’Afrique australe. Action Contre la Faim (ACF) est forcée d’abandonner 50 projets d’aide vitale. C’est la démonstration glaçante qu’une signature à Washington peut anéantir des années d’efforts et de dévouement sur le terrain. L’aide, ici, n’est plus un outil de développement, mais bel et bien une arme politique.
2- LE COÛT HUMAIN : DES VIES EN SUSPENS, DES DROITS BAFOUÉS #
Derrière les lignes budgétaires et les décisions administratives, il y a des vies humaines. Des hommes, des femmes, des enfants. Et le coût humain de ce gel est effroyable. L’accès aux services de santé, à l’aide alimentaire, à l’assistance la plus élémentaire est coupé net pour des milliers, voire des millions de personnes .
- L’arrêt de l’aide a des conséquences directes sur les populations vulnérables, privées d’accès aux services de santé, à l’aide alimentaire et à d’autres formes d’assistance. La fermeture de la clinique en Afrique du Sud suscite des inquiétudes pour la communauté LGBTQI+ : “cette fermeture subite sucite des inquiétudes au sein de la communauté et des personnes atteintes qui n’ont plus accès au services et au traitement dont ils ont besoin”.
- L’ONU SIDA prévient que 6,3 millions de personnes supplémentaires pourraient mourir du VIH au cours des quatre prochaines années si l’aide n’est pas rétablie.
- ACF estime qu’environ 1,5 million de personnes qu’elle prévoyait de soigner de malnutrition cette année, dont 800 000 enfants sévèrement malnutris, ne recevront plus d’aide : “c’est environ 1005 de personnes qu’on prévoyait avec ses fonds américains de soigner de malnutrition cette année dont 800000 sévèrement mal Nour donc c’est-à-dire en danger de mort”.
En Afrique du Sud, la communauté LGBTQI+ est plongée dans l’angoisse, privée d’accès aux traitements . Le chiffre froid avancé par l’ONU SIDA – 6,3 millions de morts potentielles du VIH en quatre ans si rien ne change – donne le vertige et témoigne de l’ampleur de la catastrophe sanitaire qui se profile. Que dire aux 1,5 million de personnes, dont 800 000 enfants en danger de mort, qu’ACF ne pourra plus soigner de la malnutrition cette année ?
Et le drame ne s’arrête pas là. La quête de justice pour les victimes de crimes de masse est elle aussi sacrifiée sur l’autel de la politique. Au Liberia, l’espoir d’une cour pour les crimes de guerre s’évanouit : “‘Tout risque d’être perdu'” . En Ukraine, en Syrie, en Colombie, des experts sont suspendus, des personnels licenciés, des budgets amputés, compromettant des enquêtes cruciales sur les atrocités, les disparitions forcées, les violences sexuelles . Comment oser parler de justice quand on coupe les moyens de ceux qui la cherchent ? “‘Nous essayons simplement de survivre…'”, avoue un responsable du SJAC en Syrie . Survivre, voilà où nous en sommes réduits.
3- L’AVENIR EN OTAGE : POLITISATION ET MÉFIANCE #
Au-delà de l’arrêt immédiat, c’est l’avenir même de la coopération qui est assombri. La “réévaluation” annoncée fait craindre le pire : un examen des projets sous un prisme hostile à la diversité, à l’équité de genre . Les projets ciblant les femmes, les filles, les groupes marginalisés – souvent les plus nécessaires – sont sur la sellette.
- Les projets de justice transitionnelle sont également durement touchés. Au Liberia, une délégation de haut niveau en consultations sur une cour pour les crimes de guerre et économiques a été prise au dépourvu par le gel de l’aide : « Tout risque d’être perdu », selon un membre de la délégation.
- En Ukraine, le travail de près de 40 experts du Groupe consultatif sur les crimes d’atrocité pour l’Ukraine (ACA) est suspendu, et 89 millions d’euros de financement de la justice sont menacés.
- En Syrie, le Centre syrien pour la justice et la responsabilité pénale (SJAC) a dû licencier 70 % de son personnel et réduire les salaires en raison de la suspension du financement américain, compromettant l’analyse de documents cruciaux pour identifier les responsables de disparitions. Roger Lu Phillips du SJAC déclare : « Nous essayons simplement de survivre pendant ces trois mois […] Si le gel se poursuit ou si le contentieux prend trop de temps, l’avenir du SJAC sera remis en question. »
- En Colombie, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) risque de perdre environ 2 % de son budget annuel, ce qui pourrait entraver l’enquête et la poursuite de dossiers importants sur les violences sexuelles et les crimes contre les minorités.
Plus grave encore, la crainte grandit de voir l’aide future totalement politisée, liée aux seuls objectifs de politique étrangère de l’administration américaine . Une aide sous conditions idéologiques, qui deviendrait non seulement moins pertinente, mais aussi inacceptable pour beaucoup. Comme le dit ce responsable d’ONG : “‘Je pense que de nombreuses organisations ne voudront probablement pas obtenir de financement du gouvernement américain à l’avenir, par crainte de ce que cela pourrait signifier…'” . Voilà le résultat : la méfiance s’installe, le partenariat se fissure, la collaboration devient suspecte. Comment accepter une aide qui devient un instrument politique aussi flagrant ?
4- L’ILLUSION DE LA COMPENSATION ET L’ÉCHO D’UNE CRISE SYSTÉMIQUE #
Face à ce retrait massif, certains espèrent une compensation rapide par d’autres donateurs. Ne nous leurrons pas : le vide laissé par le premier bailleur mondial ne sera pas comblé de sitôt. Les experts sont pessimistes : “‘Il n’y a pas beaucoup de fonds gouvernementaux disponibles dans ce domaine'”, commente Stephen Rapp.
Martin Petrov, consultant aidant à concevoir des mécanismes hybrides de justice, souligne l’importance du soutien américain pour les tribunaux internationalisés : « Je ne pense pas que la plupart des gens réalisent l’impact considérable du soutien technique et financier des États-Unis, qui permet aux pays déchirés par un conflit de mettre en place des mécanismes de justice pénale et de faire face à leur passé. »
La philanthropie elle-même montre ses limites. L’impact du soutien américain, technique et financier, était considérable, comme le souligne Martin Petrov, notamment pour les mécanismes de justice .
Inquiétudes Concernant l’Orientation Future de l’Aide Américaine :
- Il existe une crainte que les projets d’aide soient désormais examinés sous un jour hostile à la diversité et à l’équité de genre, et que les projets axés sur les femmes, les filles ou les groupes marginalisés soient particulièrement menacés.
- Des organisations craignent que l’aide future soit fortement politisée et liée aux objectifs de politique étrangère de l’administration américaine, rendant le financement moins attractif ou plus contraignant. Un responsable d’une organisation de justice pénale basée aux États-Unis déclare : « Je pense que la politisation de ces fonds pose un réel problème […] Je pense que de nombreuses organisations ne voudront probablement pas obtenir de financement du gouvernement américain à l’avenir, par crainte de ce que cela pourrait signifier s’ils étaient tenus de suivre de près les objectifs de politique étrangère de l’administration Trump. »
Réactions et Efforts d’Adaptation :
- Des tentatives juridiques sont en cours aux États-Unis pour contester le gel de l’aide.
- Certaines organisations locales tentent de s’adapter, mais l’ampleur et la soudaineté des coupes rendent cette adaptation extrêmement difficile : « C’est un peu comme lorsque le krach financier s’est produit. Lorsque vous éliminez soudainement un grand acteur de l’écosystème, tout le reste s’effondre », explique Taylor de Every Casualty Counts.
- Au Cameroun, face au gel de l’aide américaine dans le secteur de la santé, notamment pour la lutte contre le VIH/SIDA, le gouvernement a mis en place un plan de mitigation. Le secrétaire permanent du Comité national de lutte contre le sida assure qu’il n’y aura pas d’interruption des traitements antirétroviraux, principalement financés par le Fonds Mondial et des fonds domestiques. Des efforts de redéploiement du personnel et de réallocation des fonds sont en cours. Le ministre de la Santé publique a déclaré : “nous avons instruit nos collaborateurs sur le plan régional […] de continuer comme si de rien n’était parce que nous allons trouver le moyen de […] substituer […] avec un financement national”.
Critiques de l’Efficacité de l’Aide Antérieure :
- Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network, souligne un mouvement de fond en Afrique rejetant l’aide extérieure telle qu’elle a été dispensée, au motif que les populations bénéficiaires n’en retirent que de faibles retombées en raison de systèmes de gestion coûteux et peu adaptés aux réalités locales.
La crise dépasse les projets individuels, elle frappe l’écosystème entier, jusqu’à la “Genève Internationale”. C’est, comme le dit un observateur, comme un “krach financier” : “Lorsque vous éliminez soudainement un grand acteur de l’écosystème, tout le reste s’effondre”. Bien sûr, des efforts d’adaptation existent, des contestations juridiques sont tentées, des plans de mitigation nationaux sont esquissés, comme au Cameroun où le gouvernement cherche à “substituer […] avec un financement national” pour les traitements VIH. C’est louable, et cela montre la voie de la nécessaire prise en main nationale.
Mais cette crise ne fait, au fond, que confirmer ce que beaucoup en Afrique pensent déjà tout bas, comme le rappelle Niagalé Bagayoko : un rejet de fond de cette aide extérieure dispensée via des systèmes coûteux, déconnectés des réalités, et dont les retombées pour les populations sont souvent dérisoires. Ce gel américain met en lumière la faillite d’un modèle.
CONCLUSION : L’ÉLECTROCHOC NÉCESSAIRE POUR L’AUTONOMIE #
Le tableau est sombre, les conséquences dramatiques. Ce gel de l’aide américaine est une tragédie humaine et un coup terrible porté aux efforts de développement et de justice. Mais il doit aussi nous servir d’électrochoc salutaire. Il expose de manière crue, brutale, les dangers mortels de la dépendance excessive à un seul ou quelques donateurs dont les décisions sont guidées par des intérêts politiques fluctuants.
Si une partie de la communauté internationale et certains pays tentent de s’adapter et de trouver des solutions alternatives, le vide laissé par le retrait du premier bailleur mondial est immense et difficile à combler à court terme. L’incertitude quant à la durée et à l’orientation future de l’aide américaine ajoute une complexité supplémentaire à une situation déjà critique, soulignant la vulnérabilité des acteurs humanitaires et de développement face aux décisions politiques d’un donateur majeur.
Face à ce désastre annoncé, la seule réponse digne et stratégique est d’accélérer notre marche vers l’autonomie financière . Diversifier nos sources, oui, mais surtout, mobiliser nos propres ressources locales, développer nos propres activités économiques, renforcer nos capacités de gestion, bâtir nos propres institutions financières. Il est temps, plus que jamais, de prendre notre destin en main, de bâtir nos propres solutions, ancrées dans nos réalités et portées par notre propre volonté. L’heure n’est plus à la lamentation, mais à l’action résolue pour construire cette indépendance qui nous protégera des soubresauts politiques venus d’ailleurs. C’est le seul chemin viable pour un développement maîtrisé par et pour les Africains.
Paul Gabriel FOLEU