1. FONDEMENTS ET POSTULATS CLÉS : #
Origines : Principalement développée par Jeffrey Pfeffer et Gerald Salancik dans leur ouvrage “The External Control of Organizations: A Resource Dependence Perspective” (1978).
Vision de l’Organisation : L’organisation est vue comme un système ouvert, en interaction constante avec son environnement externe, dont elle tire les ressources nécessaires à sa survie et à son fonctionnement.
Postulat Central : Aucune organisation n’est autosuffisante. Elles dépendent d’acteurs externes (autres organisations, groupes, institutions) pour acquérir les ressources critiques (financements, informations, légitimité, personnel qualifié, etc.).
Conséquence Principale : Cette dépendance crée des relations de pouvoir. Les acteurs qui contrôlent l’accès aux ressources critiques acquièrent du pouvoir sur l’organisation dépendante.
Objectif Organisationnel (selon RDT) : L’objectif premier des dirigeants est d’assurer la survie de l’organisation en gérant activement ces dépendances externes. Ils cherchent à maintenir un flux stable de ressources tout en préservant une marge de manœuvre stratégique (autonomie) aussi grande que possible. L’organisation n’est pas passive ; elle tente d’influencer son environnement.
Nature Politique : La RDT souligne la dimension politique de la gestion organisationnelle, tant en interne (luttes pour le contrôle des liens externes) qu’en externe (négociations, stratégies d’influence).
2. CONCEPTS CENTRAUX DE LA RDT : #
Ressource Critique : Une ressource est considérée comme critique si elle est :
- Importante : Essentielle au fonctionnement et à la survie de l’organisation (ex: financement pour une ONG).
- Rare / Concentrée : Difficile à obtenir et/ou contrôlée par un petit nombre d’acteurs externes (ex: subventions importantes émanant de quelques grands bailleurs).
- Non Substituable : Difficilement remplaçable par une autre ressource ou un autre fournisseur.
Dépendance : Le degré de dépendance d’une organisation (A) vis-à-vis d’un acteur externe (B) est fonction de :
- L’importance de la ressource fournie par B pour A.
- Le degré de discrétion de B sur l’allocation et l’utilisation de cette ressource.
- Le degré de concentration du contrôle de cette ressource (B est-il le seul fournisseur ou l’un des rares ?).
Incertitude Environnementale : La difficulté à prévoir la disponibilité et les flux de ressources critiques. Une forte incertitude augmente la vulnérabilité et la dépendance.
Pouvoir : La capacité d’un acteur à influencer les actions d’un autre. Dans la RDT, le pouvoir découle largement du contrôle des ressources critiques.
Stratégies de Gestion de la Dépendance : Les actions entreprises par l’organisation pour réduire les contraintes externes, sécuriser les ressources et augmenter son autonomie.
3. STRATÉGIES DÉTAILLÉES DE GESTION DE LA DÉPENDANCE (APPLIQUÉES AUX ONG) : #
La RDT identifie plusieurs stratégies que les organisations emploient pour gérer leurs dépendances. Pour les ONG/OSC africaines, cela peut se traduire par :
- Stratégies d'”Adaptation” (Bridging) : Visent à gérer activement les relations avec les détenteurs de ressources.
- Diversification : Chercher de multiples sources de financement (différents bailleurs, types de subventions, revenus propres, dons locaux…) pour éviter de dépendre d’un seul acteur. Limite : coûts de transaction élevés, risque de dispersion.
- Contractualisation / Négociation : Établir des accords clairs (contrats de financement pluriannuels, partenariats) pour sécuriser les flux de ressources et réduire l’incertitude.
- Cooptation / Absorption : Intégrer des représentants d’acteurs externes influents (bailleurs, officiels gouvernementaux) dans les organes de gouvernance (Conseil d’Administration) pour anticiper leurs attentes et obtenir leur soutien. Limite : risque de perte d’autonomie décisionnelle (“capture”).
- Alliances et Coalitions (Joint Ventures) : S’associer avec d’autres ONG pour mutualiser les ressources, répondre à des appels à projets plus importants, ou augmenter le pouvoir de négociation collectif (plaidoyer).
- Influence Politique (Lobbying) : Tenter d’influencer les politiques publiques ou les stratégies des bailleurs en faveur de l’organisation ou du secteur. Limite : nécessite ressources et accès, risqué politiquement.
- Gestion de l’Image / Légitimité : Communiquer activement pour construire une réputation solide et démontrer sa valeur ajoutée, afin d’attirer les ressources.
- Stratégies de “Retrait” (Buffering) : Visent à protéger l’organisation des fluctuations externes.
- Stockage / Accumulation : Constituer des réserves financières pour faire face aux périodes de vaches maigres (difficile pour beaucoup d’ONG).
- Lissage (Smoothing) : Tenter de réguler les flux de demandes ou de ressources (ex: planifier les activités en fonction des cycles de financement prévus).
- Prévision / Anticipation : Investir dans la veille stratégique pour anticiper les évolutions de l’environnement de financement.
- Stratégies de “Modification de l’Environnement” :
- Contrôle de ses propres ressources critiques : Développer une expertise unique, un accès exclusif à une population cible, pour devenir incontournable pour les bailleurs ou partenaires.
- Redéfinition du Domaine d’Action : Se retirer de domaines trop concurrentiels ou dépendants, et investir des niches où les ressources sont plus accessibles ou moins contrôlées. Limite : peut entrer en conflit avec la mission.
- Fusion / Acquisition : Absorber ou fusionner avec une autre organisation pour atteindre une taille critique ou accéder à de nouvelles ressources/réseaux (plus rare dans le contexte ONG africain, mais existe).
4. APPLICATION SPÉCIFIQUE AUX ONG/OSC AFRICAINES (AFFINEMENT) : #
- Nature de la Dépendance : Souvent une forte dépendance vis-à-vis de ressources financières externes (aide internationale), créant une asymétrie Nord-Sud marquée. La dépendance peut aussi porter sur la légitimité (reconnaissance par l’État ou les bailleurs), l’expertise technique, ou l’accès à l’information.
- Concentration des Ressources : Le financement est souvent concentré entre quelques grands bailleurs bilatéraux, multilatéraux ou fondations, chacun avec ses propres priorités et agendas.
- Rôle Ambivalent de l’État : L’État africain est souvent à la fois une source potentielle de ressources (subventions, contrats), un régulateur (lois sur les associations), un partenaire et un contrôleur (voire un concurrent ou une menace), créant une dépendance complexe à gérer. On parle parfois de double dépendance (bailleurs externes et État).
- Importance des Ressources Informelles : La RDT classique peut sous-estimer l’importance des ressources non monétaires ou informelles cruciales en Afrique : bénévolat, soutien communautaire, accès via des réseaux sociaux/ethniques/religieux, légitimité traditionnelle…
- Hétérogénéité : La nature et le degré de dépendance varient énormément entre une petite OCB rurale et une grande ONG nationale basée dans la capitale.
5. FORCES ET CONTRIBUTIONS DE LA RDT POUR NOTRE ÉTUDE : #
- Met l’accent sur le Pouvoir : Permet d’analyser explicitement les relations de pouvoir entre les ONG et les acteurs externes (bailleurs, État).
- Explique les Stratégies Organisationnelles : Fournit un cadre pour comprendre pourquoi et comment les ONG cherchent activement à gérer leur environnement et à gagner en autonomie (plutôt que de les voir comme de simples exécutants de projets).
- Relie Environnement et Action : Montre comment les contraintes environnementales (disponibilité des ressources) façonnent les choix stratégiques.
- Pertinence Directe : Répond directement à votre questionnement sur l’autonomie, en la liant à la gestion des ressources.
6. LIMITES ET CRITIQUES DE LA RDT (CONTEXTUALISÉES) : #
- Rationalité et Proactivité Surestimées : La théorie suppose un haut degré de rationalité et de capacité stratégique des dirigeants, négligeant parfois l’inertie organisationnelle, les routines, les capacités limitées, ou les décisions non-rationnelles.
- Focus Externe : Tendance à moins analyser l’impact des facteurs internes (culture organisationnelle, leadership, compétences du personnel) sur la capacité à gérer la dépendance.
- Négligence Relative des Normes et de la Cognition : Moins outillée que la théorie institutionnelle pour expliquer les comportements de conformité liés à la quête de légitimité symbolique ou aux pressions normatives (le “il faut faire comme ça”).
- Vision Parfois “Managériale” : Peut se concentrer sur les techniques de gestion de la dépendance au détriment d’une analyse critique des structures de pouvoir globales (ex: rapports néo-coloniaux dans l’aide).
- Adaptation au Contexte Africain : Doit être appliquée avec discernement, en tenant compte de la forte incertitude, de l’importance de l’informel, du rôle spécifique de l’État, et des stratégies de résistance “cachées” (comme le double reporting mentionné) que la théorie formelle ne capture pas toujours bien.
7. ARTICULATION AVEC D’AUTRES THÉORIES : #
La RDT n’est pas exclusive. Elle s’articule bien avec :
- La Théorie Institutionnelle (la quête de légitimité est une stratégie pour obtenir des ressources).
- La Théorie de l’Agence (la dépendance crée des situations Principal-Agent).
- La Théorie des Réseaux Sociaux (les réseaux sont les canaux par lesquels les ressources circulent et les dépendances se créent/gèrent).
- La Théorie des Parties Prenantes (les détenteurs de ressources sont des parties prenantes clés).
En résumé, un approfondissement de la RDT vous offre un puissant levier analytique pour comprendre comment les ONG africaines naviguent dans leur environnement complexe, luttent pour leur survie et leur autonomie en gérant leurs dépendances vitales vis-à-vis de multiples acteurs externes. C’est une théorie dynamique qui met l’accent sur l’action et la stratégie organisationnelle face aux contraintes. C’est pourquoi si elle consituera notre grille d’analyse principale dans cette étude, nous pourront également lui associer d’autres approches théoriques qui lui sont compatibles.